En 2004, après ma première année auprès d’une nouvelle clientèle, les élèves HDAA, j’ai écrit ce bilan.
Chacun notre tour, dans ce métier, nous sommes confrontés à ce dilemme, consciemment ou non. Au début de ma carrière, je me rappelle très bien le moment où j’ai cessé de faire de l’enseignement et où j’ai commencé à être une éducatrice auprès des jeunes à qui j’enseignais. Les années ont passé, et j’ai vécu beaucoup de satisfaction, de plaisir et de moments agréables. Puis un jour, je ne me sentais pas reconnue pour qui j’étais et j’ai décidé de quitter pour de bon l’enseignement.
Dix années plus tard, j’ai recommencé à faire de l’enseignement, et cela s’est bien passé pendant six ans. Puis, l’an passé, j’étais tannée. Je voulais vivre autre chose dans ma profession et je ne savais pas vraiment ce que c’était. Je voulais être moi-même, avoir du plaisir à partager ce que je savais et m’amuser à créer des situations d’apprentissage. J’étais loin de me douter que, pour arriver à réaliser ce que je voulais, je serais de nouveau confrontée à choisir entre «être enseignante» ou «faire de l’enseignement».
J’ai alors été embauchée pour combler un poste en voie de permanence à l’école l’Impact. C’était un résidu de diverses tâches qui n’intéressaient personne. C’était par choix que je voulais travailler avec la clientèle des EHDAA, car j’avais adoré l’expérience acquise dans un mandat qu’on m’avait confié cinq années auparavant et, de plus, je venais de terminer mon certificat en enfance inadaptée. J’étais alors loin de m’attendre à ce que la vie avait décidé de m’offrir.
J’avais beau préparer mes cours le mieux possible, c’était toujours plat, toujours critiqué négativement et terminé en 15 minutes. J’utilisais toute mon énergie pour demeurer calme devant les conflits et les accrochages qui survenaient à la fin de chacune de mes périodes. J’avais beau savoir que j’étais une excellente enseignante, la situation quotidienne me renvoyait un portrait plutôt inverse, selon mes propres critères d’un bon prof. À tous les deux jours durant septembre, je pensais démissionner. Je pleurais comme jamais dans ma vie. Je pleurais sur mes piètres performances. Je me jugeais incompétente et, surtout, je me croyais impuissante à pouvoir changer quelque chose à l’intérieur de ça. Le 16 septembre, en congé de maladie et à bout, j’ai fait quelques téléphones pour me faire dire que «oui, j’avais le droit de démissionner de mon poste, que je serais inscrite la dernière sur la liste de priorités l’année suivante et que, surtout, je devais donner deux semaines de préavis à mon employeur». Je me foutais pas mal d’être la dernière à choisir, mais ces deux semaines me firent l’effet d’un boomerang. Ce fut l’élément déclencheur qui commença à influencer mon attitude. Philosophe à mes heures, je me suis dit : «Quant à faire deux semaines, je vais prendre toute l’aide qui m’est offerte et je vais tenter de faire du mieux que je peux.» Cesser de vouloir que tout ce que je fais soit parfait et accepter les suggestions de ceux et celles qui connaissent cette clientèle : changement pas banal!
Crée un lien avec eux, porte attention à eux, investis en chacun… tels furent les conseils que plusieurs me répétaient. Comment est-ce réaliste quand tu as neuf groupes différents à chaque semaine et cinq matières à planifier? Ce fut long, très long et, chaque jour, je me remettais en question. J’ai été éduquée à la dure et jamais je ne m’étais donné le droit de dire ce que je pensais vraiment sans auparavant y mettre la forme de politesse nécessaire. Le contact quotidien avec ces jeunes m’a permis, surtout durant ces deux semaines d’observation et d’analyse de moi-même, de cesser d’en avoir peur, de découvrir leur intérieur vulnérable sous des dehors glaciaux, impolis et parfois insolents. Chacun d’eux, avec ses propres moyens, tente d’obtenir l’attention de l’adulte et, de mon côté, je voulais la même chose. Donnez-moi votre attention, toute votre attention, et ce, chacun nous y prenant avec les moyens que nous connaissions le mieux depuis des années. Mes méthodes étaient désuètes, passées date, vieux jeu! Ces élèves, qui ont fait le tour de nos écoles, sont très habiles à trouver tout ce qui blesse, tout ce qui leur donne du pouvoir pour faire ce qu’ils désirent, c’est-à-dire «ne rien faire». Ils sont passés maîtres dans le chantage affectif, dans la technique du disque brisé : ils répètent et répètent jusqu’à ce qu’ils gagnent, car ces méthodes ont toujours marché avec leurs parents et leurs autres enseignants. De plus, comme c’est celle qui marche pour eux, pourquoi en essayer une nouvelle?
C’était bien beau d’observer tout ça, mais comment dealer avec eux, voilà ce qui ne me venait pas naturellement. Un premier pas était fait : je n’avais plus peur d’eux, j’avais accepté que mes cours soient à leurs yeux les plus plats au monde et que, même s’ils le disaient et le répétaient sans cesse, cela ne me faisait plus mal. J’avais surtout accepté d’être moi-même en situation d’apprentissage, donc que j’avais droit à l’erreur et que je ne pouvais que m’améliorer avec le temps.
J’ai mis le focus sur ce qui fonctionnait bien avec un élève ou deux, avec certains élèves d’un même groupe. Je me scannais régulièrement. Petit à petit, j’ai choisi quelques règles minimales de respect et je m’y suis tenue. Certains ont besoin de connaître la limite clairement, et ce, à chaque cours; alors je la répétais à chaque cours et, s’ils ne la respectaient pas, je les sortais de la classe, parfois cinq minutes, parfois tout un cours. Certains ont compris, d’autres non; ces derniers se font encore sortir régulièrement, même en mai. L’introspection n’est pas donnée à tout le monde. «Lorsque ce qui m’arrive est toujours la faute de l’autre, je n’ai aucun pouvoir de changer les choses» est une de mes convictions, mais ce n’était certainement pas la leur!
J’ai beaucoup appris. Je suis rendue à la fin de l’année et, dans plus de la moitié de mes cours, je m’amuse, je crée et j’ai du plaisir. C’est un résultat observable et concret, j’en suis fière, c’était mon objectif cette année. J’avais rêvé de l’atteindre plus rapidement, mais une amie m’avait dit : «Pourquoi ne te donnes-tu pas un an, Jeannine, pour expérimenter?» Aujourd’hui, je sais qu’elle était sage! Dans les autres cours, ce ne sont que de courtes périodes où j’arrive, de temps en temps, à m’amuser un peu. Je m’améliore encore. J’ai fait mon bout de chemin, et le domaine de la relation humaine est une des variables les plus fluctuantes.
Je suis heureuse dans cette école, car chacun m’a acceptée telle que je suis, avec mes forces et mes faiblesses. Les membres du personnel m’ont fait une place parmi leur groupe. Je me suis sentie écoutée, comprise et soutenue, et ce, dès le début de l’année. Je me surprenais à réaliser comme j’étais bien dans le monde adulte et si mal dans mes classes. Ce sentiment de bien-être s’est étendu dans mes groupes parce que je suis d’abord et avant tout un être humain et que j’ai exigé des relations humaines saines entre nous et entre eux avant de vouloir enseigner quoi que ce soit.
Je suis encore beaucoup affectée par la façon dont certains se traitent les uns les autres et je me dis que mon rôle parmi eux ne fait que commencer. Pour l’instant, ils ne peuvent se traiter autrement, car c’est ainsi qu’ils ont toujours été, pour la plupart d’entre eux, et c’est la seule façon qu’ils connaissent pour le moment. Il nous appartient d’élargir leurs moyens afin de leur offrir de nouveaux choix. Ma situation n’a pas changé ni le contexte, c’est mon attitude qui a changé. Une année d’expérience à l’école l’Impact peut valoir des dizaines d’années dans des classes régulières avec des groupes «réguliers», ce qui me donne un bagage extraordinaire. Je suis passée à travers, j’en suis fière et j’y reste. Merci à toute l’équipe du personnel, qui a cru en moi et m’a soutenue tout au long de l’année.
Jeannine Paradis